Trames encodées

Saint-Casimir (Qc), 2021

Photos : Denis Baribault et Louis-Robert Bouchard




La Biennale internationale du lin de Portneuf m’a invité à créer une œuvre originale s’intégrant dans la thématique de l’édition 2021 : Revirements.  Constitués d’une vidéo de 60 secondes tissées images par images au métier Jacquard, l’oeuvre présentent un mouvement décomposé faisant un lien formel et conceptuel entre l’encodage du métier Jacquard et l’encodage vidéo “H.264”. Le spectateur pourra apprécier la fragmentation de l’information visuelle et tout à la fois recomposer une boucle vidéo à partir de ces images par son propre mouvement autour de la table.

Depuis des millénaires, le lin est une fibre appréciée pour son raffinement. Déjà dans l’Égypte antique, elle représentait une connexion au divin grâce à sa blancheur. Les vêtements et linceuls les plus fins étaient tissés de lin et associés à d’importants rituels sociaux. Cette noblesse de la production linière s’est maintenue durant l’Antiquité gréco-romaine et jusqu’au Moyen Âge, amorçant seulement son déclin lors de l’introduction massive du coton sur les marchés textiles de l’Europe du 18e siècle. La chute du prestige du lin est un corollaire de la révolution industrielle et de l’automatisation grandissante du secteur manufacturier. (De Carufel, H., La culture traditionnelle du lin, 1979).

Le métier à tisser Jacquard (1804) est un produit de ces bouleversements industriels et sociaux. En plus d’accélérer grandement la vitesse de tissage, il s’agit d’une des premières inventions de l’histoire  qui utilise une programmation numérique. En effet, l’invention base son fonctionnement sur des cartes perforées pour créer des motifs d’un grande complexité avec une rapidité jusque-là inédite. Le système des cartes perforées constitue l’une des premières formes de programmation binaire, basée sur le trou et l’absence de trou et a été utilisée par plusieurs générations de machines et d’ordinateurs jusque dans les années 1970. Le métier Jacquard est en quelque sorte un précurseur de l'ordinateur moderne. Il représente donc un angle d’approche privilégié par lequel je souhaite réfléchir au dialogue entre le procédé artisanal et la technologie numérique.

La création de motifs grâce à un système de code binaire du métier Jacquard se rapproche d’une technologie beaucoup plus moderne, et centrale dans ma pratique artistique: la matrice vidéo. Le puissant virage vers le numérique dans la production vidéo des dernières années, conjointement avec la révolution de la diffusion sur internet, ont créé un obstacle: la vidéo numérique contient trop d’informations binaires. Il a donc fallu inventer ce qu’on appelle des “codecs”, qui sont des algorithmes permettant de réduire la taille des fichiers vidéo.  De nos jours, la norme de codage vidéo régissant toutes les vidéo qui se retrouvent en ligne est le “H.264”. Celui-ci utilise une image clé du flux vidéo à partir de laquelle toutes les images subséquentes se comparent afin de créer une méthode de prédiction des images à venir et de réduire le poids de l'information. Les données compressées sont ensuite reconstituées par un lecteur média lors de la diffusion. Cette technologie contemporaine permet, en quelque sorte, de tisser et de détisser la “fibre” des données. C’est ce codec que je tente ici d’illustrer. En ce sens, l’oeuvre est constituée d’une image-clé (complète) avec l’ensemble des informations couleurs, suivie d’images secondaires (partielles) sur lesquelles seuls les pixels qui diffèrent de l’image-clé sont tissés. Pour cette installation, on retrouve une image-clé à toutes les 10 images. Nous voyons donc une image-tissage complète, suivie de 9 images secondaires. Les tissages sont placés sur la table de façon circulaire pour représenter la boucle vidéo, qui tourne à l’infini. Finalement, la vidéo est décodés sur les écrans.

Avec Trames encodées je propose, en quelque sorte, de “mettre à l’envers” l’algorithme de compression vidéo le plus utilisé au monde pour rendre visible son fonctionnement. Le concept propose d’aller à contre-courant de l’évolution fulgurante des technologies numériques en figeant et en décomposant, spatialement et temporellement le contenu de deux secondes de vidéo. Ce faisant, il est possible de mettre en lumière toute la complexité et la densité du numérique. L’oeuvre tente de faire sentir le vertige de l’immensité du numérique en déployant dans le temps et dans l’espace une infime partie de son contenu. Autrement dit, si la représentation de deux secondes de vidéo prend autant d’espace, peut-on seulement imaginer l’entièreté du matériel vidéo présent sur le web? Avec l’oeuvre Trames encodées, je veux amener le spectateur à remettre en question sa conception de l’univers numérique et de la place qu’il occupe dans son existence. Ma recherche vise aussi à créer un pont entre les technologies passées et les technologies actuelles pour mettre en valeur leurs complexités respectives. Ce contraste entre passé et présent est, selon moi, une manière d’amener le public à se questionner sur la nature et l’impact des technologies numériques sur sa vie de tous les jours.

Du même coup, ma démarche se veut une réflexion plus large sur les grands changements sociaux provoqués par l’apparition des nouvelles technologies. Je souligne la parenté entre les bouleversements liés aux révolutions manufacturières des 19e et 20e siècles et ceux liés au virage numérique, à la diffusion en ligne et au streaming, qui sont propres au 21e siècle.


Présentation / exposition
Biennale internationale du lin de Portneuf - 2021 > Exposition


Équipe de création
Idée originale et création > Louis-Robert Bouchard
Tissage au métier Jacquard > Anne-Marie Groulx
Fabrication de la table > Marie-Êve Tousignant